Recueil : Émaux et Camées (1852). Enfant aux airs d'impératrice, Colombe aux regards de faucon, Tu me hais, mais c'est mon caprice, De me planter sous ton balcon.
Là, je veux, le pied sur la borne, Pinçant les nerfs, tapant le bois, Faire luire à ton carreau morne Ta lampe et ton front à la fois.
Je défends à toute guitare De bourdonner aux alentours. Ta rue est à moi : - je la barre Pour y chanter seul mes amours,
Et je coupe les deux oreilles Au premier racleur de jambon Qui devant la chambre où tu veilles Braille un couplet mauvais ou bon.
Dans sa gaine mon couteau bouge ; Allons, qui veut de l'incarnat ? A son jabot qui veut du rouge Pour faire un bouton de grenat ?
Le sang dans les veines s'ennuie, Car il est fait pour se montrer ; Le temps est noir, gare la pluie ! Poltrons, hâtez-vous de rentrer.
Sortez, vaillants ! sortez, bravaches ! L'avant-bras couvert du manteau, Que sur vos faces de gavaches J'écrive des croix au couteau !
Qu'ils s'avancent ! seuls ou par bande, De pied ferme je les attends. A ta gloire il faut que je fende Les naseaux de ces capitans.
Au ruisseau qui gêne ta marche Et pourrait salir tes pieds blancs, Corps du Christ ! je veux faire une arche Avec les côtes des galants.
Pour te prouver combien je t'aime, Dis, je tuerai qui tu voudras : J'attaquerai Satan lui-même, Si pour linceul j'ai tes deux draps.
Porte sourde ! - Fenêtre aveugle ! Tu dois pourtant ouïr ma voix ; Comme un taureau blessé je beugle, Des chiens excitant les abois !
Au moins plante un clou dans ta porte : Un clou pour accrocher mon coeur. A quoi sert que je le remporte Fou de rage, mort de langueur ? Théophile Gautier.
Recueil : Espana (1845). À Burgos, dans un coin de l'église déserte, Un tableau me surprit par son effet puissant : Un ange, pâle et fier, d'un ciel fauve descend, À sainte Casilda portant la palme verte.
Pour l'œuvre des bourreaux la vierge découverte Montre sur sa poitrine, albâtre éblouissant, À la place des seins, deux ronds couleur de sang, Distillant un rubis par chaque veine ouverte.
Et les seins déjà morts, beaux lis coupés en fleurs, Blancs comme les morceaux d'une Vénus de marbre, Dans un bassin d'argent gisent au pied d'un arbre.
Mais la sainte en extase, oubliant sa douleur, Comme aux bras d'un amant de volupté se pâme, Car aux lèvres du Christ elle suspend son âme ! Théophile Gautier.
Recueil : Espana (1845). Sur le balcon où tu te penches Je veux monter... efforts perdus ! Il est trop haut, et tes mains blanches N'atteignent pas mes bras tendus.
Pour déjouer ta duègne avare, Jette un collier, un ruban d'or ; Ou des cordes de ta guitare Tresse une échelle, ou bien encor...
Ôte tes fleurs, défais ton peigne, Penche sur moi tes cheveux longs, Torrent de jais dont le flot baigne Ta jambe ronde et tes talons.
Aidé par cette échelle étrange, Légèrement je gravirai, Et jusqu'au ciel, sans être un ange, Dans les parfums je monterai ! Théophile Gautier.
Recueil : Premières poésies (1830). Notre-Dame Que c'est beau ! Victor HUGO.
En passant sur le pont de la Tournelle, un soir, Je me suis arrêté quelques instants pour voir Le soleil se coucher derrière Notre-Dame. Un nuage splendide à l'horizon de flamme, Tel qu'un oiseau géant qui va prendre l'essor, D'un bout du ciel à l'autre ouvrait ses ailes d'or, - Et c'était des clartés à baisser la paupière. Les tours au front orné de dentelles de pierre, Le drapeau que le vent fouette, les minarets Qui s'élèvent pareils aux sapins des forêts, Les pignons tailladés que surmontent des anges Aux corps roides et longs, aux figures étranges, D'un fond clair ressortaient en noir ; l'Archevêché, Comme au pied de sa mère un jeune enfant couché, Se dessinait au pied de l'église, dont l'ombre S'allongeait à l'entour mystérieuse et sombre. - Plus loin, un rayon rouge allumait les carreaux D'une maison du quai ; - l'air était doux ; les eaux Se plaignaient contre l'arche à doux bruit, et la vague De la vieille cité berçait l'image vague ; Et moi, je regardais toujours, ne songeant pas Que la nuit étoilée arrivait à grands pas. Théophile Gautier.
Recueil : Espana (1845). Maintenant, dans la plaine ou bien dans la montagne, Chêne ou sapin, un arbre est en train de pousser, En France, en Amérique, en Turquie, en Espagne, Un arbre sous lequel un jour je puis passer.
Maintenant, sur le seuil d'une pauvre chaumière, Une femme, du pied agitant un berceau, Sans se douter qu'elle est la parque filandière, Allonge entre ses doigts l'étoupe d'un fuseau.
Maintenant, loin du ciel à la splendeur divine, Comme une taupe aveugle en son étroit couloir, Pour arracher le fer au ventre de la mine, Sous le sol des vivants plonge un travailleur noir.
Maintenant, dans un coin du monde que j'ignore, Il existe une place où le gazon fleurit, Où le soleil joyeux boit les pleurs de l'aurore, Où l'abeille bourdonne, où l'oiseau chante et rit.
Cet arbre qui soutient tant de nids sur ses branches, Cet arbre épais et vert, frais et riant à l'oeil, Dans son tronc renversé l'on taillera des planches, Les planches dont un jour on fera mon cercueil !
Cette étoupe qu'on file et qui, tissée en toile, Donne une aile au vaisseau dans le port engourdi, À l'orgie une nappe, à la pudeur un voile, Linceul, revêtira mon cadavre verdi !
Ce fer que le mineur cherche au fond de la terre Aux brumeuses clartés de son pâle fanal, Hélas ! le forgeron quelque jour en doit faire Le clou qui fermera le couvercle fatal !
A cette même place où mille fois peut-être J'allai m'asseoir, le coeur plein de rêves charmants, S'entr'ouvrira le gouffre où je dois disparaître, Pour descendre au séjour des épouvantements ! Théophile Gautier.