Recueil : Espana (1845). J'aime d'un fol amour les monts fiers et sublimes ! Les plantes n'osent pas poser leurs pieds frileux Sur le linceul d'argent qui recouvre leurs cimes ; Le soc s'émousserait à leurs pics anguleux.
Ni vigne aux bras lascifs, ni blés dorés, ni seigles ; Rien qui rappelle l'homme et le travail maudit. Dans leur air libre et pur nagent des essaims d'aigles, Et l'écho du rocher siffle l'air du bandit.
Ils ne rapportent rien et ne sont pas utiles ; Ils n'ont que leur beauté, je le sais, c'est bien peu ; Mais, moi, je les préfère aux champs gras et fertiles, Qui sont si loin du ciel qu'on n'y voit jamais Dieu ! Théophile Gautier.
Recueil : Poésies diverses (1838-1845). Dans un baiser, l'onde au rivage Dit ses douleurs ; Pour consoler la fleur sauvage L'aube a des pleurs ; Le vent du soir conte sa plainte Au vieux cyprès, La tourterelle au térébinthe Ses longs regrets.
Aux flots dormants, quand tout repose, Hors la douleur, La lune parle, et dit la cause De sa pâleur. Ton dôme blanc, Sainte-Sophie, Parle au ciel bleu, Et, tout rêveur, le ciel confie Son rêve à Dieu.
Arbre ou tombeau, colombe ou rose, Onde ou rocher, Tout, ici-bas, a quelque chose Pour s'épancher... Moi, je suis seul, et rien au monde Ne me répond, Rien que ta voix morne et profonde, Sombre Hellespont ! Théophile Gautier.
Recueil : Émaux et Camées (1852). Tout amoureux, de sa maîtresse, Sur son coeur ou dans son tiroir, Possède un gage qu'il caresse Aux jours de regret ou d'espoir.
L'un d'une chevelure noire, Par un sourire encouragé, A pris une boucle que moire Un reflet bleu d'aile de geai.
L'autre a, sur un cou blanc qui ploie, Coupé par derrière un flocon Retors et fin comme la soie Que l'on dévide du cocon.
Un troisième, au fond d'une boîte, Reliquaire du souvenir, Cache un gant blanc, de forme étroite, Où nulle main ne peut tenir.
Cet autre, pour s'en faire un charme, Dans un sachet, d'un chiffre orné, Coud des violettes de Parme, Frais cadeau qu'on reprend fané.
Celui-ci baise la pantoufle Que Cendrillon perdit un soir ; Et celui-ci conserve un souffle Dans la barbe d'un masque noir.
Moi, je n'ai ni boucle lustrée, Ni gant, ni bouquet, ni soulier, Mais je garde, empreinte adorée Une larme sur un papier :
Pure rosée, unique goutte, D'un ciel d'azur tombée un jour, Joyau sans prix, perle dissoute Dans la coupe de mon amour !
Et, pour moi, cette obscure tache Reluit comme un écrin d'Ophyr, Et du vélin bleu se détache, Diamant éclos d'un saphir.
Cette larme, qui fait ma joie, Roula, trésor inespéré, Sur un de mes vers qu'elle noie, D'un oeil qui n'a jamais pleuré ! Théophile Gautier.
Recueil : Émaux et Camées (1852). Là-bas, sous les arbres s'abrite Une chaumière au dos bossu ; Le toit penche, le mur s'effrite, Le seuil de la porte est moussu.
La fenêtre, un volet la bouche ; Mais du taudis, comme au temps froid La tiède haleine d'une bouche, La respiration se voit.
Un tire-bouchon de fumée, Tournant son mince filet bleu, De l'âme en ce bouge enfermée Porte des nouvelles à Dieu. Théophile Gautier.
Recueil : Poésies diverses (1838-1845). Dans le bain, sur les dalles, À mon pied négligent J'aime à voir des sandales De cuir jaune et d'argent. En quittant ma baignoire, Il me plaît qu'une noire Fasse mordre à l'ivoire Mes cheveux, manteau brun, Et, versant l'eau de rose Sur mon sein qu'elle arrose, Comme l'aube et la rose, Mêle perle et parfum.
J'aime aussi l'odeur fine De la fleur des Houris, Sur un plat de la Chine Des sorbets d'ambre gris, L'opium, ciel liquide, Poison doux et perfide, Qui remplit l'âme vide D'un bonheur étoilé ; Et, sur l'eau qui réplique, Un doux bruit de musique S'échappant d'un caïque De falots constellé.
J'aime un fez écarlate De sequins bruissant, Où partout l'or éclate, Où reluit le croissant. L'arbre en fleur où se pose L'oiseau cher à la rose, La fontaine où l'eau cause, Tout me plaît tour à tour ; Mais, au ciel et sur terre, Le trésor que préfère Mon cœur jeune et sincère, C'est amour pour amour ! Théophile Gautier.
Recueil : Espana (1845). J'ai dans mon coeur, dont tout voile s'écarte, Deux bancs d'ivoire, une table en cristal, Où sont assis, tenant chacun leur carte, Ton faux amour et mon amour loyal.
J'ai dans mon coeur, dans mon coeur diaphane, Ton nom chéri qu'enferme un coffret d'or ; Prends-en la clef, car nulle main profane Ne doit l'ouvrir ni ne l'ouvrit encor.
Fouille mon coeur, ce coeur que tu dédaignes Et qui pourtant n'est peuplé que de toi, Et tu verras, mon amour, que tu règnes Sur un pays dont nul homme n'est roi ! Théophile Gautier.