Recueil : Poésies diverses (1838-1845). Or çà, la belle fille, Ouvrez cette mantille ! C'est trop de cruauté ; Faites-nous cette joie Que pleinement on voie Toute votre beauté.
Apprenez-le, mignonne, Quand le bon Dieu vous donne Un corps aussi parfait, C'est afin qu'on le sache, Et c'est péché qu'on cache Le présent qu'il a fait.
Aime-moi, je suis riche Comme un joueur qui triche, Comme un juif usurier : On peut m'aimer sans honte, La couronne de comte Rayonne à mon cimier.
Je suis, comme doit faire Tout fils de noble père, Les usages anciens : On m'encense à ma place ; Mon prêtre, avant la chasse, Dit la messe à mes chiens.
J'ai de beaux équipages, Des valets et des pages À n'en savoir le nom : J'ai des vassaux sans nombre Qui vont baisant mon ombre Et portent mon pennon.
Soupèse un peu, la belle, Cette lourde escarcelle, Hé bien, elle est à toi ! Je veux que ma maîtresse Fasse envie, en richesse, À la femme d'un roi.
Tu rejettes mes offres ? Allons, vide tes coffres, Argentier de Satan ! Fais vite, ou je dépêche, Juif, ta carcasse sèche Au diable qui l'attend.
Des robes qu'on déploie, De velours ou de soie, Quelle est celle à ton goût ? Ces riches pendeloques, Qu'entre les doigts tu choques, Prends, je te donne tout :
Colliers dont chaque maille De cent couleurs s'émaille, Magnifiques habits, Beaux satins, fines toiles, Brocarts semés d'étoiles, Diamants et rubis !
Oui, pour t'avoir, la belle, Si tu fais la rebelle, J'engagerais mon bien... — Merci, mon gentilhomme, Reprenez votre somme, J'ai tout donné pour rien. Théophile Gautier.
Recueil : Espana (1845). J'étais monté plus haut que l'aigle et le nuage ; Sous mes pieds s'étendait un vaste paysage, Cerclé d'un double azur par le ciel et la mer ; Et les crânes pelés des montagnes géantes En foule jaillissaient des profondeurs béantes, Comme de blancs écueils sortant du gouffre amer.
C'était un vaste amas d'éboulements énormes, Des rochers grimaçant dans des poses difformes, Des pics dont l'oeil à peine embrasse la hauteur, Et, la neige faisant une écume à leur crête, On eût dit une mer prise un jour de tempête, Un chaos attendant le mot du Créateur.
Là dorment les débris des races disparues, Le vieux monde noyé sous les ondes accrues, Le Béhémôt biblique et le Léviathan. Chaque mont de la chaîne, immense cimetière, Cache un corps monstrueux dans son ventre de pierre, Et ses blocs de granit sont des os de Titan ! Théophile Gautier.
Recueil : La comédie de la mort (1838). Ce jour, je l'ai passé ployé sur mon pupitre, Sans jeter une fois l'œil à travers la vitre. Par Apollo ! Cent vers ! Je devrais être las ; On le serait à moins ; mais je ne le suis pas. Je ne sais quelle joie intime et souveraine Me fait le regard vif et la face sereine ; Comme après la rosée une petite fleur, Mon front se lève en haut avec moins de pâleur ; Un sourire d'orgueil sur mes lèvres rayonne, Et mon souffle pressé plus fortement résonne. J'ai rempli mon devoir comme un brave ouvrier. Rien ne m'a pu distraire ; en vain mon lévrier, Entre mes deux genoux posant sa longue tête, Semblait me dire : « En chasse ! » en vain d'un air de fête Le ciel tout bleu dardait, par le coin du carreau, Un filet de soleil jusque sur mon bureau ; Près de ma pipe, en vain, ma joyeuse bouteille M'étalait son gros ventre et souriait vermeille ; En vain ma bien-aimée, avec son beau sein nu, Se penchait en riant de son rire ingénu, Sur mon fauteuil gothique, et dans ma chevelure Répandait les parfums de son haleine pure. Sourd comme saint Antoine à la tentation, J'ai poursuivi mon œuvre avec religion, L'œuvre de mon amour qui, mort, me fera vivre ; Et ma journée ajoute un feuillet à mon livre. Théophile Gautier.
Recueil : Émaux et Camées (1852). Quel temps de chien ! - il pleut, il neige ; Les cochers, transis sur leur siège, Ont le nez bleu. Par ce vilain soir de décembre, Qu'il ferait bon garder la chambre, Devant son feu !
A l'angle de la cheminée La chauffeuse capitonnée Vous tend les bras Et semble avec une caresse Vous dire comme une maîtresse, " Tu resteras ! "
Un papier rose à découpures, Comme un sein blanc sous des guipures. Voile à demi Le globe laiteux de la lampe Dont le reflet au plafond rampe, Tout endormi.
On n'entend rien dans le silence Que le pendule qui balance Son disque d'or, Et que le vent qui pleure et rôde, Parcourant, pour entrer en fraude, Le corridor.
C'est bal à l'ambassade anglaise ; Mon habit noir est sur la chaise, Les bras ballants ; Mon gilet bâille et ma chemise Semble dresser, pour être mise, Ses poignets blancs.
Les brodequins à pointe étroite Montrent leur vernis qui miroite, Au feu placés ; A côté des minces cravates S'allongent comme des mains plates Les gants glacés.
Il faut sortir ! - quelle corvée ! Prendre la file à l'arrivée Et suivre au pas Les coupés des beautés altières Portant blasons sur leurs portières Et leurs appas.
Rester debout contre une porte A voir se ruer la cohorte Des invités ; Les vieux museaux, les frais visages, Les fracs en coeur et les corsages Décolletés ;
Les dos où fleurit la pustule, Couvrant leur peau rouge d'un tulle Aérien ; Les dandys et les diplomates, Sur leurs faces à teintes mates, Ne montrant rien.
Et ne pouvoir franchir la haie Des douairières aux yeux d'orfraie Ou de vautour, Pour aller dire à son oreille Petite, nacrée et vermeille, Un mot d'amour !
Je n'irai pas ! - et ferai mettre Dans son bouquet un bout de lettre A l'Opéra. Par les violettes de Parme, La mauvaise humeur se désarme : Elle viendra !
J'ai là l'Intermezzo de Heine, Le Thomas Grain-d'Orge de Taine, Les deux Goncourt ; Le temps, jusqu'à l'heure où s'achève Sur l'oreiller l'idée en rêve, Me sera court. Théophile Gautier.
Recueil : La comédie de la mort (1838). La caravane humaine au Sahara du monde, Par ce chemin des ans qui n'a pas de retour, S'en va traînant le pied, brûlée aux feux du jour, Et buvant sur ses bras la sueur qui l'inonde.
Le grand lion rugit et la tempête gronde ; A l'horizon fuyard, ni minaret, ni tour ; La seule ombre qu'on ait, c'est l'ombre du vautour, Qui traverse le ciel cherchant sa proie immonde.
L'on avance toujours, et voici que l'on voit Quelque chose de vert que l'on se montre au doigt : C'est un bois de cyprès semé de blanches pierres.
Dieu, pour vous reposer, dans le désert du temps, Comme des oasis, a mis les cimetières : Couchez-vous et dormez, voyageurs haletants. Théophile Gautier.
Recueil : La comédie de la mort (1838). Dans la forêt chauve et rouillée Il ne reste plus au rameau Qu'une pauvre feuille oubliée, Rien qu'une feuille et qu'un oiseau.
Il ne reste plus dans mon âme Qu'un seul amour pour y chanter, Mais le vent d'automne qui brame Ne permet pas de l'écouter.
L'oiseau s'en va, la feuille tombe, L'amour s'éteint, car c'est l'hiver. Petit oiseau, viens sur ma tombe Chanter, quand l'arbre sera vert ! Théophile Gautier.
Recueil : Premières poésies (1830). Brune à la taille svelte, aux grands yeux noirs, brillants, À la lèvre rieuse, aux gestes sémillants, Blonde aux yeux bleus rêveurs, à la peau rose et blanche, La jeune fille plaît : ou réservée ou franche, Mélancolique ou gaie, il n'importe ; le don De charmer est le sien, autant par l'abandon Que par la retenue ; en Occident, Sylphide, En Orient, Péri, vertueuse, perfide, Sous l'arcade moresque en face d'un ciel bleu, Sous l'ogive gothique assise auprès du feu, Ou qui chante, ou qui file, elle plaît ; nos pensées Et nos heures, pourtant si vite dépensées, Sont pour elle. Jamais, imprégné de fraîcheur, Sur nos yeux endormis un rêve de bonheur Ne passe fugitif, comme l'ombre du cygne Sur le miroir des lacs, qu'elle n'en soit, d'un signe Nous appelant vers elle, et murmurant des mots Magiques, dont un seul enchante tous nos maux. Éveillés, sa gaîté dissipe nos alarmes, Et lorsque la douleur nous arrache des larmes, Son baiser à l'instant les tarit dans nos yeux. La jeune fille ! — elle est un souvenir des cieux, Au tissu de la vie une fleur d'or brodée, Un rayon de soleil qui sourit dans l'ondée ! Théophile Gautier.
Recueil : Émaux et Camées (1852). Deux fois je regarde ma montre, Et deux fois à mes yeux distraits L'aiguille au même endroit se montre ; Il est une heure... une heure après.
La figure de la pendule En rit dans le salon voisin, Et le timbre d'argent module Deux coups vibrant comme un tocsin.
Le cadran solaire me raille En m'indiquant, de son long doigt, Le chemin que sur la muraille A fait son ombre qui s'accroît.
Le clocher avec ironie Dit le vrai chiffre et le beffroi, Reprenant la note finie, A l'air de se moquer de moi.
Tiens ! la petite bête est morte. Je n'ai pas mis hier encor, Tant ma rêverie était forte, Au trou de rubis la clef d'or !
Et je ne vois plus, dans sa boîte, Le fin ressort du balancier Aller, venir, à gauche, à droite, Ainsi qu'un papillon d'acier.
C'est bien de moi ! Quand je chevauche L'Hippogriffe, au pays du Bleu, Mon corps sans âme se débauche, Et s'en va comme il plaît à Dieu !
L'éternité poursuit son cercle Autour de ce cadran muet, Et le temps, l'oreille au couvercle, Cherche ce coeur qui remuait ;
Ce coeur que l'enfant croit en vie, Et dont chaque pulsation Dans notre poitrine est suivie D'une égale vibration,
Il ne bat plus, mais son grand frère Toujours palpite à mon côté. - Celui que rien ne peut distraire, Quand je dormais, l'a remonté ! Théophile Gautier.