Recueil : Émaux et Camées (1852). La plus délicate des roses Est, à coup sûr, la rose-thé. Son bouton aux feuilles mi-closes De carmin à peine est teinté.
On dirait une rose blanche Qu'aurait fait rougir de pudeur, En la lutinant sur la branche, Un papillon trop plein d'ardeur.
Son tissu rose et diaphane De la chair a le velouté ; Auprès, tout incarnat se fane Ou prend de la vulgarité.
Comme un teint aristocratique Noircit les fronts bruns de soleil, De ses soeurs elle rend rustique Le coloris chaud et vermeil.
Mais, si votre main qui s'en joue, A quelque bal, pour son parfum, La rapproche de votre joue, Son frais éclat devient commun.
Il n'est pas de rose assez tendre Sur la palette du printemps, Madame, pour oser prétendre Lutter contre vos dix-sept ans.
La peau vaut mieux que le pétale, Et le sang pur d'un noble coeur Qui sur la jeunesse s'étale, De tous les roses est vainqueur ! Théophile Gautier.
Recueil : Émaux et Camées (1852). Tout près du lac filtre une source, Entre deux pierres, dans un coin ; Allègrement l'eau prend sa course Comme pour s'en aller bien loin.
Elle murmure : Oh ! quelle joie ! Sous la terre il faisait si noir ! Maintenant ma rive verdoie, Le ciel se mire à mon miroir.
Les myosotis aux fleurs bleues Me disent : Ne m'oubliez pas ! Les libellules de leurs queues M'égratignent dans leurs ébats ;
A ma coupe l'oiseau s'abreuve ; Qui sait ? - Après quelques détours Peut-être deviendrai-je un fleuve Baignant vallons, rochers et tours.
Je broderai de mon écume Ponts de pierre, quais de granit, Emportant le steamer qui fume A l'Océan où tout finit.
Ainsi la jeune source jase, Formant cent projets d'avenir ; Comme l'eau qui bout dans un vase, Son flot ne peut se contenir ;
Mais le berceau touche à la tombe ; Le géant futur meurt petit ; Née à peine, la source tombe Dans le grand lac qui l'engloutit ! Théophile Gautier.
Recueil : Émaux et Camées (1852). Un aveugle au coin d'une borne, Hagard comme au jour un hibou, Sur son flageolet, d'un air morne, Tâtonne en se trompant de trou,
Et joue un ancien vaudeville Qu'il fausse imperturbablement ; Son chien le conduit par la ville, Spectre diurne à l'oeil dormant.
Les jours sur lui passent sans luire ; Sombre, il entend le monde obscur, Et la vie invisible bruire Comme un torrent derrière un mur !
Dieu sait quelles chimères noires Hantent cet opaque cerveau ! Et quels illisibles grimoires L'idée écrit en ce caveau !
Ainsi dans les puits de Venise, Un prisonnier à demi fou, Pendant sa nuit qui s'éternise, Grave des mots avec un clou.
Mais peut-être aux heures funèbres, Quand la mort souffle le flambeau, L'âme habituée aux ténèbres Y verra clair dans le tombeau ! Théophile Gautier.
Recueil : Espana (1845). Je suis enfant de la montagne, Comme l'isard, comme l'aiglon ; Je ne descends dans la campagne Que pour ma poudre et pour mon plomb ; Puis je reviens, et de mon aire Je vois en bas l'homme ramper, Si haut placé que le tonnerre Remonterait pour me frapper.
Je n'ai pour boire, après ma chasse, Que l'eau du ciel dans mes deux mains ; Mais le sentier par où je passe Est vierge encor de pas humains. Dans mes poumons nul souffle immonde En liberté je bois l'air bleu, Et nul vivant en ce bas monde Autant que moi n'approche Dieu.
Pour mon berceau j'eus un nid d'aigle Comme un héros ou comme un roi, Et j'ai vécu sans frein ni règle, Plus haut que l'homme et que la loi. Après ma mort une avalanche De son linceul me couvrira, Et sur mon corps la neige blanche, Tombeau d'argent, s'élèvera. Théophile Gautier.
Recueil : La comédie de la mort (1838). Tout beau, fauve grondeur, demeure dans ton antre, Il n'est pas temps encore ; couche-toi sur le ventre ; De ta queue aux crins roux flagelle-toi les flancs, Comme un sphinx accroupi dans les sables brûlants, Sur l'oreiller velu de tes pattes croisées Pose ton mufle énorme, aux babines froncées ; Dors et prends patience, ô lion du désert ; Demain, César le veut, de ton cachot ouvert, Demain tu sauteras dans la pleine lumière, Au beau milieu du Cirque, aux yeux de Rome entière, Et de tous les côtés les applaudissements Répondront comme un chœur à tes grommèlements. On te tient en réserve une vierge chrétienne, Plus blanche mille fois que la Vénus païenne ; Tu pourras à loisir, de tes griffes de fer, Rayer ce dos d'ivoire et cette belle chair ; Tu boiras ce sang pur, vermeil comme la rose : Ne frotte plus ton nez contre la grille close, Songe, sous ta crinière, au plaisir de ronger Un beau corps tout vivant, et de pouvoir plonger Dans le gouffre béant de ta gueule qui fume, Une tête où déjà l'auréole s'allume.
Le Belluaire ainsi gourmande son lion, Et le lion fait trêve à sa rébellion.
Mais toi, sauvage amour, qui, la prunelle en flamme, Rugis affreusement dans l'antre de mon âme, Je n'ai pas de victime à promettre à ta faim, Ni d'esclave chrétienne à te jeter demain ; Tâche de t'apaiser, ou je m'en vais te clore Dans un lieu plus profond et plus sinistre encore ; A quoi bon te débattre et grincer et hurler ? Le temps n'est pas venu de te démuseler. En attendant le jour de revoir la lumière, Silencieusement, à l'angle d'une pierre, Ou contre les barreaux de ton noir souterrain, Aiguise le tranchant de tes ongles d'airain. Théophile Gautier.
Recueil : Premières poésies (1830). Au Luxembourg souvent, lorsque dans les allées Gazouillaient des moineaux les joyeuses volées, Qu'aux baisers d'un vent doux, sous les abîmes bleus D'un ciel tiède et riant, les orangers frileux Hasardaient leurs rameaux parfumés, et qu'en gerbes Les fleurs pendaient du front des marronniers superbes, Toute petite fille, elle allait du beau temps À son aise jouir et folâtrer longtemps, Longtemps, car elle aimait à l'ombre des feuillages Fouler le sable d'or, chercher des coquillages, Admirer du jet d'eau l'arc au reflet changeant Et le poisson de pourpre, hôte d'une eau d'argent ; Ou bien encor partir, folle et légère tête, Et, trompant les regards de sa mère inquiète, Au risque de brunir un teint frais et vermeil, Livrer sa joue en fleur aux baisers du soleil ! Théophile Gautier.
Recueil : Premières poésies (1830). C'est un marais dont l'eau dormante Croupit, couverte d'une mante Par les nénuphars et les joncs : Chaque bruit sous leurs nappes glauques Fait au chœur des grenouilles rauques Exécuter mille plongeons ;
La bécassine noire et grise Y vole quand souffle la bise De novembre aux matins glacés ; Souvent, du haut des sombres nues, Pluviers, vanneaux, courlis et grues Y tombent, d'un long vol lassés.
Sous les lentilles d'eau qui rampent, Les canards sauvages y trempent Leurs cous de saphir glacés d'or ; La sarcelle a l'aube s'y baigne, Et, quand le crépuscule règne, S'y pose entre deux joncs, et dort.
La cigogne dont le bec claque, L'œil tourné vers le ciel opaque, Attend là l'instant du départ, Et le héron aux jambes grêles, Lustrant les plumes de ses ailes, Y traîne sa vie à l'écart.
Ami, quand la brume d'automne Étend son voile monotone Sur le front obscurci des cieux, Quand à la ville tout sommeille Et qu'à peine le jour s'éveille À l'horizon silencieux,
Toi dont le plomb à l'hirondelle Toujours porte une mort fidèle, Toi qui jamais à trente pas N'as manqué le lièvre rapide, Ami, toi, chasseur intrépide, Qu'un long chemin n'arrête pas,
Avec Rasko, ton chien, qui saute À ta suite dans l'herbe haute, Avec ton bon fusil bronzé, Ta blouse et tout ton équipage, Viens t'y cacher près du rivage, Derrière un tronc d'arbre brisé.
Ta chasse sera meurtrière ; Aux mailles de ta carnassière Bien des pieds d'oiseaux passeront, Et tu reviendras de bonne heure, Avant le soir, en ta demeure, La joie au cœur, l'orgueil au front. Théophile Gautier.
Recueil : Émaux et Camées (1852). Un oiseau siffle dans les branches Et sautille gai, plein d'espoir, Sur les herbes, de givre blanches, En bottes jaunes, en frac noir.
C'est un merle, chanteur crédule, Ignorant du calendrier, Qui rêve soleil, et module L'hymne d'avril en février.
Pourtant il vente, il pleut à verse ; L'Arve jaunit le Rhône bleu, Et le salon, tendu de perse, Tient tous ses hôtes près du feu.
Les monts sur l'épaule ont l'hermine, Comme des magistrats siégeant. Leur blanc tribunal examine Un cas d'hiver se prolongeant.
Lustrant son aile qu'il essuie, L'oiseau persiste en sa chanson, Malgré neige, brouillard et pluie, Il croit à la jeune saison.
Il gronde l'aube paresseuse De rester au lit si longtemps Et, gourmandant la fleur frileuse, Met en demeure le printemps.
Il voit le jour derrière l'ombre, Tel un croyant, dans le saint lieu, L'autel désert, sous la nef sombre, Avec sa foi voit toujours Dieu.
A la nature il se confie, Car son instinct pressent la loi. Qui rit de ta philosophie, Beau merle, est moins sage que toi ! Théophile Gautier.
Recueil : La comédie de la mort (1838). Dans son jardin la sultane se baigne, Elle a quitté son dernier vêtement ; Et délivrés des morsures du peigne, Ses grands cheveux baisent son dos charmant.
Par son vitrail le sultan la regarde, Et caressant sa barbe avec sa main, Il dit : « L’eunuque en sa tour fait la garde, Et nul, hors moi, ne la voit dans son bain.
« — Moi, je la vois, lui répond, chose étrange ! Sur l’arc du ciel un nuage accoudé ; Je vois son sein vermeil comme l’orange Et son beau corps de perles inondé. »
Ahmed devint blême comme la lune, Prit son kandjar au manche ciselé, Et poignarda sa favorite brune... Quant au nuage, il s’était envolé ! Théophile Gautier.
Recueil : Espana (1845). On ne voit en passant par les Landes désertes, Vrai Sahara français, poudré de sable blanc, Surgir de l'herbe sèche et des flaques d'eaux vertes D'autre arbre que le pin avec sa plaie au flanc,
Car, pour lui dérober ses larmes de résine, L'homme, avare bourreau de la création, Qui ne vit qu'aux dépens de ceux qu'il assassine, Dans son tronc douloureux ouvre un large sillon !
Sans regretter son sang qui coule goutte à goutte, Le pin verse son baume et sa sève qui bout, Et se tient toujours droit sur le bord de la route, Comme un soldat blessé qui veut mourir debout.
Le poète est ainsi dans les Landes du monde ; Lorsqu'il est sans blessure, il garde son trésor. Il faut qu'il ait au coeur une entaille profonde Pour épancher ses vers, divines larmes d'or ! Théophile Gautier.