Recueil : Espana (1845). La plaine un jour disait à la montagne oisive : " Rien ne vient sur ton front des vents toujours battu ! " Au poète, courbé sur sa lyre pensive, La foule aussi disait : " Rêveur, à quoi sers-tu ? "
La montagne en courroux répondit à la plaine : " C'est moi qui fais germer les moissons sur ton sol ; Du midi dévorant je tempère l'haleine ; J'arrête dans les cieux les nuages au vol !
Je pétris de mes doigts la neige en avalanches ; Dans mon creuset je fonds les cristaux des glaciers, Et je verse, du bout de mes mamelles blanches, En longs filets d'argent, les fleuves nourriciers.
Le poète, à son tour, répondit à la foule : " Laissez mon pâle front s'appuyer sur ma main. N'ai-je pas de mon flanc, d'où mon âme s'écoule, Fait jaillir une source où boit le genre humain ? " Théophile Gautier.
Recueil : La comédie de la mort (1838). Parfois un enfant trouve une petite graine Et tout d'abord, charmé de ses vives couleurs, Pour la planter il prend un pot de porcelaine Orné de dragons bleus et de bizarres fleurs.
Il s'en va. La racine en couleuvres s'allonge, Sort de terre, fleurit et devient arbrisseau ; Chaque jour, plus avant, son pied chevelu plonge, Tant qu'il fasse éclater le ventre du vaisseau.
L'enfant revient ; surpris, il voit la plante grasse Sur les débris du pot brandir ses verts poignards ; Il la veut arracher, mais la tige est tenace ; Il s'obstine, et ses doigts s'ensanglantent aux dards.
Ainsi germa l'amour dans mon âme surprise ; Je croyais ne semer qu'une fleur de printemps : C'est un grand aloès dont la racine brise Le pot de porcelaine aux dessins éclatants. Théophile Gautier.
Recueil : Poésies diverses (1838-1845). À travers la forêt de folles arabesques Que le doigt du sommeil trace au mur de mes nuits, Je vis, comme l'on voit les Fortunes des fresques, Un jeune homme penché sur la bouche d'un puits.
Il jetait, par grands tas, dans cette gueule noire Perles et diamants, rubis et sequins d'or, Pour faire arriver l'eau jusqu'à sa lèvre, et boire ; Mais le flot flagellé ne montait pas encore.
Hélas ! Que d'imprudents s'en vont aux puits, sans corde, Sans urne pour puiser le cristal souterrain, Enfouir leur trésor afin que l'eau déborde, Comme fit le corbeau dans le vase d'airain !
Hélas ! Et qui n'a pas, épris de quelque femme, Pour faire monter l'eau du divin sentiment, Jeté l'or de son cœur au puits sans fond d'une âme, Sur l'abîme muet penché stupidement ! Théophile Gautier.
Recueil : Espana (1845). Je vis cloîtré dans mon âme profonde, Sans rien d'humain, sans amour, sans amis, Seul comme un dieu, n'ayant d'égaux au monde Que mes aïeux sous la tombe endormis ! Hélas ! grandeur veut dire solitude. Comme une idole au geste surhumain, Je reste là, gardant mon attitude, La pourpre au dos, le monde dans la main.
Comme Jésus, j'ai le cercle d'épines ; Les rayons d'or du nimbe sidéral Percent ma peau comme des javelines, Et sur mon front perle mon sang royal. Le bec pointu du vautour héraldique Fouille mon flanc en proie aux noirs soucis : Sur son rocher, le Prométhée antique N'était qu'un roi sur son fauteuil assis.
De mon olympe entouré de mystère, Je n'entends rien que la voix des flatteurs ; C'est le seul bruit qui des bruits de la terre Puisse arriver à de telles hauteurs ; Et si parfois mon peuple, qu'on outrage, En gémissant entrechoque ses fers : « Sire ! dormez, me dit-on, c'est l'orage ; Les cieux bientôt vont devenir plus clairs. »
Je puis tout faire, et je n'ai plus d'envie. Ah ! si j'avais seulement un désir ! Si je sentais la chaleur de la vie ! Si je pouvais partager un plaisir ! Mais le soleil va toujours sans cortège ; Les plus hauts monts sont aussi les plus froids ; Et nul été ne peut fondre la neige Sur les sierras et dans le coeur des rois ! Théophile Gautier.
Recueil : La comédie de la mort (1838). Sur le coteau, là-bas où sont les tombes, Un beau palmier, comme un panache vert, Dresse sa tête, où le soir les colombes Viennent nicher et se mettre à couvert.
Mais le matin elles quittent les branches ; Comme un collier qui s'égrène, on les voit S'éparpiller dans l'air bleu, toutes blanches, Et se poser plus loin sur quelque toit.
Mon âme est l'arbre où tous les soirs, comme elles, De blancs essaims de folles visions Tombent des cieux en palpitant des ailes, Pour s'envoler dès les premiers rayons. Théophile Gautier.
Recueil : Espana (1845). Posé comme un défi tout près d'une montagne, L'on aperçoit de loin dans la morne campagne Le sombre Escurial, à trois cents pieds du sol, Soulevant sur le coin de son épaule énorme, Éléphant monstrueux, la coupole difforme ; Débauche de granit du Tibère espagnol.
Jamais vieux Pharaon, au flanc d'un mont d'Égypte, Ne fit pour sa momie une plus noire crypte ; Jamais sphinx au désert n'a gardé plus d'ennui ; La cigogne s'endort au bout des cheminées ; Partout l'herbe verdit les cours abandonnées ; Moines, prêtres, soldats, courtisans, tout a fui !
Et tout semblerait mort, si du bord des corniches, Des mains des rois sculptés, des frontons et des niches, Avec leurs cris charmants et leur folle gaîté, Il ne s'envolait pas des essaims d'hirondelles, Qui, pour le réveiller, agacent à coups d'ailes Le géant assoupi qui rêve éternité !... Théophile Gautier.
Recueil : Premières poésies (1830). Ce n'était, l'an passé, qu'une enfant blanche et blonde Dont l'œil bleu, transparent et calme comme l'onde Du lac qui réfléchit le ciel riant d'été, N'exprimait que bonheur et naïve gaîté.
Que j'aimais dans le parc la voir sur la pelouse Parmi ses jeunes sœurs courir, voler, jalouse D'arriver la première ! Avec grâce les vents Berçaient de ses cheveux les longs anneaux mouvants ; Son écharpe d'azur se jouait autour d'elle Par la course agitée, et, souvent infidèle, Trahissait une épaule au contour gracieux, Un sein déjà gonflé, trésor mystérieux, Un col éblouissant de fraîcheur, dont l'albâtre Sous la peau laisse voir une veine bleuâtre. — Dans son petit jardin que j'aimais à la voir À grand'peine portant un léger arrosoir, Distribuer en pluie, à ses fleurs desséchées Par la chaleur du jour, et vers le sol penchées, Une eau douce et limpide ; à ses oiseaux ravis, Des tiges de plantain, des grains de chènevis !...
C'est une jeune fille à présent blanche et blonde, La même ; mais l'œil bleu, jadis pur comme l'onde Du lac qui réfléchit le ciel riant d'été, N'exprime plus bonheur et naïve gaîté. Théophile Gautier.
Recueil : Premières poésies (1830). Il est un sentier creux dans la vallée étroite, Qui ne sait trop s'il marche à gauche ou bien à droite. — C'est plaisir d'y passer, lorsque Mai sur ses bords, Comme un jeune prodigue, égrène ses trésors ; L'aubépine fleurit ; les frêles pâquerettes, Pour fêter le printemps, ont mis leurs collerettes. La pâle violette, en son réduit obscur, Timide, essaie au jour son doux regard d'azur, Et le gai bouton d'or, lumineuse parcelle, Pique le gazon vert de sa jaune étincelle. Le muguet, tout joyeux, agite ses grelots, Et les sureaux sont blancs de bouquets frais éclos ; Les fossés ont des fleurs à remplir vingt corbeilles, À rendre riche en miel tout un peuple d'abeilles. Sous la haie embaumée un mince filet d'eau Jase et fait frissonner le verdoyant rideau Du cresson. — Ce sentier, tel qu'il est, moi je l'aime Plus que tous les sentiers où se trouvent de même Une source, une haie et des fleurs ; car c'est lui, Qui, lorsque au ciel laiteux la lune pâle a lui, À la brèche du mur, rendez-vous solitaire Où l'amour s'embellit des charmes du mystère, Sous les grands châtaigniers aux bercements plaintifs, Sans les tromper jamais, conduit mes pas furtifs. Théophile Gautier.
Sujet: Re: Les Poèmes du mois de Janvier 2023 Mar 24 Jan - 6:29
Soir d’hiver
Emile Nelligan
Ah ! comme la neige a neigé ! Ma vitre est un jardin de givre. Ah ! comme la neige a neigé ! Qu’est-ce que le spasme de vivre À la douleur que j’ai, que j’ai ! Tous les étangs gisent gelés, Mon âme est noire : Où vis-je ? Où vais-je ? Tous ses espoirs gisent gelés : Je suis la nouvelle Norvège D’où les blonds ciels s’en sont allés. Pleurez, oiseaux de février, Au sinistre frisson des choses, Pleurez, oiseaux de février, Pleurez mes pleurs, pleurez mes roses, Aux branches du genévrier. Ah ! comme la neige a neigé ! Ma vitre est un jardin de givre. Ah ! comme la neige a neigé ! Qu’est-ce que le spasme de vivre À tout l’ennui que j’ai, que j’ai !… Emile Nelligan Œuvres poétiques complètes I : Poésies complètes 1896-1941
shirleyy
Messages : 79 Date de naissance : 20/02/1989 Date d'inscription : 03/12/2022 Age : 35 Localisation : Charleroi
Sujet: Re: Les Poèmes du mois de Janvier 2023 Mer 25 Jan - 18:22
à toi
Maya
Messages : 629 Date de naissance : 18/09/1951 Date d'inscription : 24/11/2022 Age : 72 Localisation : Guérande
Sujet: Re: Les Poèmes du mois de Janvier 2023 Ven 27 Jan - 10:33
Recueil : Poésies diverses (1838-1845). Sur l'eau bleue et profonde Nous allons voyageant, Environnant le monde D'un sillage d'argent, Des îles de la Sonde, De l'Inde au ciel brûlé, Jusqu'au pôle gelé...
Les petites étoiles Montrent de leur doigt d'or De quel côté les voiles Doivent prendre l'essor ; Sur nos ailes de toiles, Comme de blancs oiseaux, Nous effleurons les eaux.
Nous pensons à la terre Que nous fuyons toujours, À notre vieille mère, À nos jeunes amours ; Mais la vague légère Avec son doux refrain Endort notre chagrin.
Le laboureur déchire Un sol avare et dur ; L'éperon du navire Ouvre nos champs d'azur, Et la mer sait produire, Sans peine ni travail, La perle et le corail.
Existence sublime ! Bercés par notre nid, Nous vivons sur l'abîme Au sein de l'infini ; Des flots rasant la cime, Dans le grand désert bleu Nous marchons avec Dieu ! Théophile Gautier.
Recueil : La comédie de la mort (1838). Les papillons couleur de neige Volent par essaims sur la mer ; Beaux papillons blancs, quand pourrai-je Prendre le bleu chemin de l'air ?
Savez-vous, ô belle des belles, Ma bayadère aux yeux de jais, S'ils me pouvaient prêter leurs ailes, Dites, savez-vous où j'irais ?
Sans prendre un seul baiser aux roses, À travers vallons et forêts, J'irais à vos lèvres mi-closes, Fleur de mon âme, et j'y mourrais. Théophile Gautier.