Recueil : La comédie de la mort (1838). Soulève ta paupière close Qu'effleure un songe virginal ; Je suis le spectre d'une rose Que tu portais hier au bal. Tu me pris encore emperlée Des pleurs d'argent de l'arrosoir, Et parmi la fête étoilée Tu me promenas tout le soir.
Ô toi qui de ma mort fus cause, Sans que tu puisses le chasser Toute la nuit mon spectre rose A ton chevet viendra danser. Mais ne crains rien, je ne réclame Ni messe, ni De Profundis ; Ce léger parfum est mon âme Et j'arrive du paradis.
Mon destin fut digne d'envie : Pour avoir un trépas si beau, Plus d'un aurait donné sa vie, Car j'ai ta gorge pour tombeau, Et sur l'albâtre où je repose Un poète avec un baiser Ecrivit : Ci-gît une rose Que tous les rois vont jalouser. Théophile Gautier.
Recueil : Premières poésies (1830). Si quelque jeune fée à l'aile de saphir, Sous une sombre et fraîche arcade, Blanche comme un reflet de la perle d'Ophir, Surgissait à mes yeux, au doux bruit du zéphyr, De l'écume de la cascade,
Me disant : « Que veux-tu ? larges coffres pleins d'or, Palais immenses, pierreries ? Parle ; mon art est grand. Te faut-il plus encor ? Je te le donnerai ; je puis faire un trésor D'un vil monceau d'herbes flétries ! »
Je lui dirais : « Je veux un ciel riant et pur Réfléchi par un lac limpide, Je veux un beau soleil qui luise dans l'azur, Sans que jamais brouillard, vapeur, nuage obscur Ne voile son orbe splendide ;
« Et pour bondir sous moi je veux un cheval blanc, Enfant léger de l'Arabie, À la crinière longue, à l'œil étincelant, Et, comme l'hippogriffe, en une heure volant De la Norwège à la Nubie ;
« Je veux un kiosque rouge, aux minarets dorés, Aux minces colonnes d'albâtre, Aux fantasques arceaux d'œufs pendant décorés, Aux murs de mosaïque, aux vitraux colorés Par où se glisse un jour bleuâtre ;
« Et quand il fera chaud, je veux un bois mouvant De sycomores et d'yeuses, Qui me suive partout au souffle d'un doux vent, Comme un grand éventail sans cesse soulevant Ses masses de feuilles soyeuses.
« Je veux une tartane avec ses matelots, Ses cordages, ses blanches voiles Et son corset de cuivre où se brisent les flots, Qui me berce le long de verdoyants îlots Aux molles lueurs des étoiles.
« Je veux, soir et matin, m'éveiller, m'endormir Au son de voix italiennes, Et pendant tout le jour entendre au loin frémir Le murmure plaintif des eaux du Bendemir, Ou des harpes éoliennes ;
« Et je veux, les seins nus, une Almée agitant Son écharpe de cachemire Au-dessus de son front de rubis éclatant, Des spahis, un harem, comme un riche sultan Ou de Bagdad ou de Palmyre.
« Je veux un sabre turc, un poignard indien Dont le manche de saphirs brille ; Mais surtout je voudrais un cœur fait pour le mien, Qui le sentît, l'aimât, et qui le comprît bien, Un cœur naïf de jeune fille ! » Théophile Gautier.
Recueil : Poésies diverses (1838-1845). Seul, le coude dans la plume, J'ai froissé jusqu'au matin Les feuillets d'un gros volume Plein de grec et de latin ;
Car nulle étroite pantoufle Ne traîne au pied de mon lit, Et mon chevet n'a qu'un souffle Sous ma lampe qui pâlit.
Cependant des meurtrissures Marbrent mon corps, que n'a pas Tatoué de ses morsures Un vampire aux blancs appas.
S'il faut croire un conte sombre, Les morts aimés autrefois Nous marquent ainsi, dans l'ombre, Du sceau de leurs baisers froids.
À leurs places, dans nos couches, Ils s'allongent sous les draps, Et signent avec leurs bouches Leur visite sur nos bras.
Seule, une de mes aimées, Dans son lit noirâtre et frais, Dort les paupières fermées Pour ne les rouvrir jamais.
— Soulevant de ta main frêle Le couvercle du cercueil, Est-ce toi, dis ! Pauvre belle, Qui, la nuit, franchis mon seuil,
Toi qui, par un soir de fête, À la fin d'un carnaval, Laissas choir, pâle et muette, Ton masque et tes fleurs de bal ?
Ô mon amour la plus tendre, De ce ciel où je te crois, Reviendrais-tu pour me rendre Les baisers que tu me dois ? Théophile Gautier.